Souf abid
Traduits de l’arabe par
Abdelmajid YOUCEF
Le traducteur
Né à Tebourba à l’Ouest de Tunis
en 1954 et résident à Sousse
Nouvelliste, poète, essayiste et traducteur tunisien.
Contact : lettros54@gmail.com
Dédicace
A mon ami SOUF
Ce travail vous est dédié,
il est le témoin
d’une amitié sans faille qui dure depuis 1986.
A tous mes amis du club de poésie
Abou –Al- Qasim Chebbi
de Tunis
A Sihem SFAR
( ma complice)
Abdelmajid YOUCEF
Prologue
Maintenant que j’ai vu le monde
trainer des biles et des fausses tranquillités
maintenant, oui, je pense à l’unique
chose
sincère
et rouge comme le sang
des anciennes gravures
sincère comme les feuilles de l’arbre
qui mangent mon visage.
Maintenant,
oui,
anciens remords de
sang
de
pluie
maintenant
oui
je pense à l’unique présence…..
Jep Gouzy
(Poète catalan)
Saga de l’amour1
Invité
Sur la face de la mer
une case en roseau.
A l’intérieur: une natte.
Sur la natte, une robe de peine.
Dans la poêle
une danse
dont émane une odeur.
C’est la sirène ,
préparant du poisson
à l’honneur de l’invité
venu du désert.
Rencontre
A travers les bouts des doigts,
ce fut la rencontre entre mer et désert.
Nous fîmes nos ablutions
sans eau ni sable,
quand une antilope plongea dans la mer
et qu’un poisson se faufila
entre les dunes.
Réception
Un champ.
Une graine.
Une peine.
Une rose qui veille
dans la salle des fêtes.
Une épine qui dort
dans la main du jardinier.
Cravate
L’homme à la chemise blanche,
à la cravate de satin ;
contemple la glace.
Peut-être, s’attendrait-il
à voir pendu,
l’homme d’en face ?
La terre
La terre ne fut jamais fatiguée ,
ne fut jamais sous l’emprise de la lassitude.
Malheur à elle !
Si elle savait
qu’elle n’était qu’une sphère de sang.
Blancheur
Oh monsieur le maire !
Autorisez les dames 1
à marcher dans mon cortège funèbre.
Dans sa robe noire de deuil,
combien elle est belle, ma bien aimée !
Les noces
Derrière les dunes,
le soleil agita sa main
ornée de henné.
Bonsoir alors, main de vierge
qui tremble, la nuit de ses noces !
Mais, de l’autre côté,
le soleil se piqua la main
avec l’aiguille de l’aube,
puis alluma ses doigts en bougies.
Noms
Les gens de mon village
donnent aux nouveau-nés
les noms des grands- parents,
qui, eux-mêmes avaient reçu
les noms des aïeux.
Ainsi, les noms ressurgissent-ils
sans jamais quitter la pierre tombale.
Le rendez-vous
L’amoureuse pauvre
a un souci :
comment faire pour aller demain
au rendez-vous de la plage ?
Pas de problème,
elle se lavera uniquement d’eau claire ;
d’un chiffon, elle brossera ses escarpins.
Quant à ses cheveux,
elle en fera une tente
trempée d’eau,
sous le ciel serein.
Le lendemain ce fut la baignade ;
une eau ruisselante dans l’eau.
Courrier
*Lui
Il fit de sa lettre une barque.
Il donna la barque aux vagues.
Il demeura à lire bleu sur bleu.
*Elle
Elle fit de sa lettre un cerf-volant
qu’elle fit envoler haut et loin.
Dans l’étendue, là où se rencontrent ciel et mer
deux mains se touchèrent.
La tête
Cette tête qu’est la mienne,
en noir et blanc,
est un échiquier
dont les pions sont imbibés de sang
et dont les cavaliers sont rongés par la vieillesse.
Cette tête qu’est la mienne
est un carré…. un rectangle,
une vieille caisse dont les planches sont usées
….des feuilles d’étain et des clous.
Cette tête qu’est la mienne,
circulaire et ronde,
est un ballon de foot,
un champ de guerre et de famine.
Elle porte toutes les peines du monde.
Enfants du monde entier !
Venez ! Jouez de ma tête
dans la rue.
Les choses
Il y a des choses qui nécessitent
– pour être- l’élixir du temps.
L’herbe de l’âme, par exemple,
pour grimper les murs de la sépulture ;
le printemps pour partir puis revenir…
Il y a des choses qui exigent le balai du temps
comme tant de choses passées :
la bague magique,
la légende de l’ogre,
le roi de perse…
Il y a des choses qui
exigent des choses
comme le sang
à payer pour la liberté.
Discours d’oiseaux
La huppe :
explorateur d’horizons,
messager des oiseaux,
à la cour des amoureux.
Le canard
un voile blanc
sur la sérénité du lac.
La colombe
une aile pour le chasseur,
une aile pour la paix.
La chouette :
ses yeux : deux tireurs
dans le couvre feu.
Le paon :
du rouge à lèvre
et un miroir.
Le rossignol
un poisson dans une cage.
C’est pourquoi le perroquet du guignol
déforme les paroles
et dit : la liberté, c’est prohibé.
Le mouchoir
Il est probable
que le fleuve s’ennuie
de suivre ses habitudes,
laisse son lit pour revenir sur ses pas vers la source.
Le soleil pourrait un matin se lever
les yeux bandés d’un sommeil lourd,
se tromperait de porte
et se lèverait par l’ouest.
Toutefois une feuille morte
ne reviendra jamais à la branche.
Après cent ans de ma disparition,
de la profondeur de soixante-dix pieds
dans la fosse,
malgré la ruée du ciment et de l’acier,
mes doigts s’infiltreraient dans la terre,
comme des racines d’olivier,
pour te remettre un mouchoir
que tu aurais perdu dans la foule.
la porte
À Mahmoud Shiii2
Le soleil , une fine pluie sur la cité.
Au fond de la rue une porte
entrouverte.
Sur le seuil, deux ombres.
Parole de voisine à voisine.
Maçonnerie
Après avoir accumulé les briques,
les sacs de ciment,
les barres d’acier,
même les portes et les fenêtres
étaient rangées dans un coin,
le maître maçon jeta un dernier coup d’œil
sur les plans,
puis dit aux ouvriers :
vous pouvez à présent procéder
à démolir
la vieille maison.
Traversée
La jeune fille de l’oasis,
en traversant le babillage du ruisseau,
releva un peu sa robe.
Le marbre brilla,
scintilla l’ombre d’une étoile
dissimulée en haut.
Mon premier ramadhan
Voilà le croissant de mon premier ramadhan,
un ramadan d’été,
un été de terrasses,
d’eau rafraichie de glaçons,
aromatisée de fleur d’oranger,
un été de thé à la menthe.
Mon père offre à chacun son lot de trois dattes
avec un récital de versets
et des prières.
Tous les yeux s’orientent vers lui
alors qu’il grimpe le minaret vers le septième ciel.
Arrive au sommet.
S’arrête.
Refait son habit, jette ses pans sur l’épaule,
puis…
exhibe une montre de poche.
Il déclenche la lumière du sommet,
puis se montre à la fenêtre méridionale ….
Lapsus
la maîtresse écrit sur le tableau
« chaque fois que je vois une cage,
l’oiseau me vient en tête ».
l’élève lit :
« chaque fois que je vois une cage,
la liberté me vient en tête ».
Orientation
Le voyageur s’arrêta pour se renseigner.
-
à droite puis à gauche.
-
merci.
-
à gauche puis à droite.
-
merci.
Le voyageur reprit sa valise et alla tout droit.
La sirène
Une étendue.
Les barques prennent le large
amenant les tresses des femmes amoureuses
pour que la mer les rejette
vers le miroir céleste.
L’homme assis
sur l’écume des ténèbres,
avec un roseau à la main,
depuis le lever jusqu’ au coucher.
Met de ses doigts en appât
si le ver lui manque.
Les barques reviennent.
Les jours défilent.
Oh, ligne de la vie !
La sirène ne mord pas à l’hameçon.
Collyre
La dame,
née sous le signe de l’eau,
s’assit à contempler la mer.
En partant,
les poissons miroitaient dans ses yeux.
Carthage
Sa main droite
sous le sein.
Sa main gauche entre les jambes.
Doucement, il l’attire vers lui.
Sa tête est entre les seins.
Il la remue de-ci, de-là.
La femme nue ne remue pas
le petit bout du doigt.
Très doucement,
l’ouvrier amene la statue de marbre
à l’intérieur du musée.
Le mot qui manque
En pleine agonie
te submergera à la gorge
une parole
qui avait échoué depuis belle lurette
au fond de l’encrier.
Quand tu en susurreras la première lettre
on t’aurait mis déjà en fosse
pour se ranger ensuite,
afin de recevoir les condoléances.
Rouge sur blanc
Une joue rose.
Une lèvre rouge.
Des ongles vermeil.
La main épluche des graines d’ail.
Une fenêtre estivale
donnant sur la maison des voisins.
La jeune fille des voisins,
dans le patio,
écorce l’amande du cœur.
L’éventail
C’est l’été,
l’éventail de la jeune femme
passe à gauche : un cyprès, un jasmin ;
passe à droite :
une lune, une mélodie
C’est l’hiver.
Un vent du Nord.
Un vent du Sud.
Entre nous, une distance de braise.
Tunis ici et maintenant
Un avocat dans sa robe
debout au milieu de la place
à réglementer le trafic.
Des écoliers
sur le trottoir relèvent les ordures.
Un marchand, sur sa camionnette,
distribue des fruits gratis.
Un bouquet de roses fraîches
sur le canon d’un blindé.
Une manifestation arrive par la grande avenue.
Rien n’étonne aujourd’hui à Tunis.
Les manifestants sont des policiers.
Le plus étonnant c’est que
j’ai vue Ibn khaldoun
debout dans sa statue
en pleine foule
écrivant de sa main
une nouvelle page de L’Introduction.3
Salah Garmadi4
C’était l’hiver.
Tu laissas à la cheminée
les braises se consumer peu à peu.
Il faisait noir,
ta chambre resta allumée jusqu’au matin.
Le temps était aveugle,
c’est pourquoi tu laissas tes lunettes
posées sur la dernière page.
Parce que le monde était une citadelle de cuivre,
tu te dérobas à l’aube
alors que nous dormions sur nos deux oreilles.
Fleurs
Dans un coin, un vase en cuivre,
une toile d’araignée.
Le vase s’attend-il à recevoir un bouquet de fleurs ?
ou bien souhaite-il
le retour d’un printemps passé ?
La rose
J’’étais en perpétuel voyage.
Lors d’un périple, j’eus pour compagnon une rose.
Elle était splendide, rouge flambante
J’eus l’idée de la cueillir,
puis je renonçai, de peur de la profaner.
Arrivé à destination, je trouvai ma rose, là, fanée
prise de main en main.
Rencontre
Debout, au coin d’un café,
ils levèrent leurs vers
à l’honneur de la blancheur.
Mise en liberté
Emprisonné à perpétuité,
il dessina sur le mur de sa cellule une porte,
et en sortit.
Moisson
Malheur à l’épi !
il s’approche de la guillotine
à mesure qu’il grandit.
Doigts
Très doux, les chatouillements des fourmis sur la peau.
Ouvre alors ta fenêtre,
tends la main vers le bas
pour toucher le lac frôlant le mur,
trempe les doigts dans l’eau
comme on trempe
un morceau de sucre
dans l’amertume du café.
Repos
L’homme qui, de coutume,
se réveille tôt le matin,
polit son visage à la hâte,
l’homme qui se presse de jeter ses membres dans l’habit,
déverse rapidement sa tasse de café dans sa bouche,
s’embarque dans le train puis s’en débarque
à vive allure….
Cet homme, aujourd’hui, dort pleinement,
met son costume tout blanc,
puis, tout doucement,
descend dans la fosse.
L’armoire
Deux ans après sa disparition,
nous ouvrîmes l’armoire de mon père.
Dans mon lot : son chapelet,
dans celui de mon frère : sa montre.
Le cadet eut sa photo ;
Le benjamin : ses lunettes.
Nous fermâmes l’armoire,
laissant la bague à notre sœur.
Devant le miroir
Quand Ève se met du collyre
chaque matin
c’est dans l’intention de voir se défiler
lentement
les rêves de la veille.
Quand elle se met du rouge à lèvres
c’est dans le but de se rappeler
à chaque mot qu’elle prononce, le gout de la pomme.
Ève se farde les joues
une fois, deux ,
s’approche du miroir,
se persuade qu’elle est au paradis.
Maintenant elle est rassurée
qu’ Adam, à ouvrir les yeux et la voir
ne prête aucune attention au monde.
عيون
زرقاء العينين
توغّلت في الغابة
صارت الغابة بحرا
الأشجار أمواجا
الأطيار أسماكا
خضراء العينين
غاصت في البحر
صار البحر غابة
الأمواج أشجار
الأسماك أطيارا
ذات العصا البيضاء
ليت الشمس
وضحاها
والقمر إذا تلاها
في عينيها
Yeux
La fille aux yeux bleus
s’enfonce dans la forêt .
La forêt devient mer .
Les arbres des vagues .
Les oiseaux des poissons.
La fille aux yeux verts
se jette dans la mer .
La mer devient forêt .
Les vagues des arbres .
Les poissons des oiseaux.
La fille à la canne blanche,
j’aimerais être un soleil matinal,
une lune nocturne
émanant de ses yeux.
Clef
A Kamel HAMDIi5
Après dix ans de cellule
ses doigts apprirent
les détails les plus minutieux :
couture, lessive, griffonnages, graffiti sur le mur, bouquiner…..
Ils apprirent tout, mais oublièrent
comment manipuler une clef
et ouvrir une porte.
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1 Chez les musulmans, les femmes ne sont pas autorisées à participer à une telle manifestation.
2 Peintre de l’école de Tunis né en 1931
3 L’Introduction est ouvrage d’Ibn Khaldoun (1332-1406) dans lequel il expose ce qi est considéré comme la base de la sociologie moderne.
4 Salah GARMADI (1933-1982) universitaire linguiste, poète ,nouvelliste et traducteur polyglotte tunisien, mort accidentellement
5 Poète tunisien, ancien prisonnier politique de l’époque de Ben Ali